Voici un texte que j'ai écrit il y a quelques années pour une revue locale. Bonne lecture.
Francois
L’achat de Monsieur Labonté.
M. Labonté n’aimait pas négocier. Pourtant, son beau-frère de la ville l’avait bien averti: on n’achète pas une auto neuve sans négocier férocement le prix avec le vendeur. Bien sûr, la Chevrolet Bel Air 1955 bleu et blanc du concessionnaire J.L. Drolet Automobiles à Québec l’intéressait beaucoup, mais il ne pouvait pas concevoir que le prix affiché de $ 2,500 n’était pas le prix réel de l’auto. M. Labonté venait de la campagne et en campagne, si on dit que l’on vend une vache $100, c’est qu’elle vaut $100. Annoncer qu’on vend quelque chose $150 pour la laisser finalement à $100 était dans son esprit un peu apparenté à une tentative de vol.
Mais le monde de la ville était bien différent du monde de la campagne, aussi M. Labonté était-il nerveux, ce jeudi 26 mai 1955 en entrant chez le concessionnaire. Il était resté plusieurs minutes devant la vitrine, dans son costume du dimanche un peu démodé qui lui donnait un air de maffioso italien. La Chevrolet Bel Air bleu et blanc était vraiment l’auto de ses rêves, mais en bon campagnard pratique, il se voyait plutôt au volant du modèle 210, avec moins de chrome et d’une seule couleur, vert neptune.
Aussitôt entré, le vendeur s’était élancé vers lui; la fin du mois approchait et il désespérait d’obtenir le titre si convoité de « vendeur du mois ». C’est sans doute la nervosité de M. Labonté, sa peur du ridicule et sa surprise devant l’empressement du vendeur qui lui firent dire d’un ton plus agressif qu’il ne l’aurait voulu: « Combien pour la Chevrolet verte ? » En fait, il n’espérait pas grand chose de la fameuse négociation, et s’était déjà résigné à payer le prix indiqué de $2,400. Le vendeur, impressionné par l’allure et le ton de la voix, répondit: « Je peux vous la faire pour $2,300 et j’ajoute le chauffe-moteur. » M. Labonté se gratta la tête. Une seule phrase venait de lui faire économiser le prix d’une vache. Il aurait dû sauter immédiatement sur l’occasion, mais pris par surprise, il fronçait les sourcils et cherchait le piège.
Le vendeur s’apercevait bien de son hésitation et voyait déjà s’envoler sa commission. Au bout d’un moment, il se résigna à annoncer: « Bon, ça va pour $2,200 avec le chauffe-moteur, les flancs blancs et la radio. » M. Labonté n’était pas vraiment pressé. Son auto actuelle était une Chevrolet 1937 achetée en 1946, encore en très bon état. Aussi, il se dit qu’une petite gorgée à l’abreuvoir lui ferait le plus grand bien avant de dire oui à l’offre généreuse du vendeur. Lorsqu’il le vit tourner les talons, le vendeur désespéré s’écria: « Ma dernière offre, $2,100, chauffe-moteur, flancs-blancs, radio et filtre à l’huile ! » Là, M. Labonté hésitait pour de bon: allait-il signer tout de suite, la gorge sèche et boire après, ou aller boire et signer après? Il n’avait pas l’habitude de prendre des décisions si rapidement, aussi continuait-il à se gratter le menton avec un air de profonde réflexion. Signer d’abord et boire, ou boire d’abord et signer, telle était la question.
Le vendeur tout en sueur se balançait d’un pied sur l’autre et annonça tout à coup: « Attendez-moi, ne partez pas; je reviens tout de suite. » Et il s’élança vers une porte au fond de la salle. M. Labonté avait finalement décidé qu’il allait signer tout de suite et boire après; ce pauvre vendeur avait l’air d’avoir une envie pressante d’aller au petit coin et il ne fallait pas contrarier la nature. Le vendeur sortit rapidement du bureau et annonça: « OK, c’est d’accord. J’ai vu le directeur. C’est bon pour $2,000 avec toutes les options et je vous laisse le Bel Air bleu et blanc pour ce prix. Mais je n’ai jamais rencontré un négociateur aussi dur que vous en affaires... »